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Abdellah ELHAITOUT

ARTISTE

Brief info

Autant le dire immédiatement, pour que cette référence ne hante pas inutilement toute approche du travail d’Abdellah El Haitout et tout plaisir que l’on pourrait éprouver devant l’une de ses toiles : l’artiste, originaire de la région de Kénitra, s’aime avoir été poétiquement influencé par l’œuvre magistrale de Cy Twombly. On le conçoit dès le premier coup d’œil et si on éprouve une jouissance évidente à reconnaître les éléments d’une œuvre que l’on admire forcément, il ne faudra pas se laisser piéger par l’emprise des références : Abdellah El Haitout s’est entièrement affranchi de ses maîtres et son travail s’avère, précisément, un subtil et puissant cheminement vers sa propre liberté.

L’œuvre entière d’Abdellah El Haitout forme un autoportrait intérieur. Le peintre a trouvé les moyens d’observer un reflet des flux qui animent tout ce qui se passe au-delà de sa corporéité : de la même façon que les alchimistes se sont rués obsessionnellement vers l’improbable pierre philosophale, Abdellah El Haitout tourne quant à lui sans relâche autour d’un miroir intérieur. Une surface réfléchissante où se donne à voir tout ce qu’il est : son art. Les improbables taches qui s‘agitent sur la toile, nerveuses et volontaires, sont à l’effigie des sentiments qu’il ne dira jamais, quand les figures que l’on saura reconnaître, comme un seau de hammam, quelques chiffres égrenés, un flacon ou une marelle, un bât sans sa mule ou le mortier de la cuisine, ne sont que les dernières traces de vieux souvenirs qui vont s’effaçant. Car là est sans doute le plus probant de cette œuvre : elle peint sa propre disparition. Palimpseste de tout ce que l’artiste voulait cacher par des effets de transparence, elle découvre et montre ce qui se passe sous le visible : sous l’œuvre une autre œuvre, qui elle-même cache un motif à même la trame de la toile… De couche en sous-couche, Abdellah El Haitout met à nu tout ce que ses études en psychanalyse lui ont permis d’appeler le refoulé. Il sait où il met les pieds, vers quelles ténèbres – ou en l’occurrence vers quelles illuminations – il avance en ainsi voilant-dévoilant tout ce qui fait la profondeur de son travail. Où la troisième dimension de la peinture est dessinée par un surmoi maître des lieux. Probablement est-ce là la tension que l’on retient de cette œuvre si lyrique, une intensité qui se joue dans le jeu entre ce qui se dit et ce qui se cache, ce que l’on dit du caché et ce que l’on montrera de l’indicible : Abdellah El Haitout aime à ce que l’on précise qu’il est un peintre des transparences, comme on peut penser qu’il excelle encore dans les opacités. Tout cela, ces sédiments, ce dévoilement, cette tension, ce lyrisme ne sont possibles que parce que l’artiste ose sa fragilité. Tout en pudeur, tout en une retenue qui est aussi bien une marque de savoir-vivre que celle d’un mal-être existentiel, il s’afficherait comme un peintre de la délicatesse : celle de l’âme certainement, et encore celle de la lumière telle qu’elle est quand on la nomme nour.

Car si nous évoquons l’intériorité mise à fleur de la peinture d’Abdellah El Haitout, sans doute est-ce pour rappeler combien cette œuvre présente un permanent questionnement sur la transcendance. On imagine ce travail né de la philosophie aussi bien que de la psychanalyse, de l’interrogation de la vérité du monde comme celle de la vérité de l’être ; on comprend cette œuvre comme un cheminement, un parcours sur une tarika qui conduit aux lumières, transparences et épaisseurs, celles-là mêmes qui constituent les arcanes du soufisme : où la corolle du chant d’un verset, comme celle de la danse du derviche, forment la voie la plus droite pour aller au sacré. Un art du rien, l’habillage d’un sentiment de quelques formes et de quelques pigments, qui s‘achemine vers le néant où achoppe toute conscience : une leçon d’humanité comme d’humilité.

L’art d’Abdellah El Haitout est un art de lettré, ou au moins celui d’un créateur qui reconnaît l’empire de la Lettre. On pressent bien que cette œuvre naît de quelque accointance avec la littérature. Une peinture qui ressemble à un carnet de notes sur lequel un poète aurait transcrit tout l’indicible qu’il devra rapporter dans son texte. Une œuvre d’ailleurs dans laquelle l’écriture s’invite, comme pour se rappeler à la conscience du public et notifier, bien clairement, que tout cela a surgi aussi bien du logos que de l’image. Il y a de la thaumaturgie à ainsi essaimer tout un cryptage de signes, plus ou moins kabbalistiques, plus ou moins traduisibles. On trouve sur le palimpseste de la toile aussi bien une prière dessinée comme une tornade, qu’une amulette ou un souhait, une pensée dévote et l’un de ces messages que l’on cache dans un petit papier mille fois plié et caché dans les interstices de ce qui reste des ruines d’un temple. Si on décidait de rapprocher ces stigmates de ceux qui marquent toute l’œuvre d’Anton Tapies, ce serait bien se tromper : où le peintre catalan travaille sur un art fondamentalement matérialiste, de la mémoire historique et de l’être-là, du paysage urbain et de la geste révolutionnaire et opprimée, Abdellah El Haitout est déjà depuis longtemps dans l’au-delà : de l’autre côté de la toile, du représenté, du miroir. Vers la dématérialisation du monde.

On retrouve cependant chez le peintre une profonde et réelle préoccupation d’expliquer d’où il peint, de capter une tangibilité du monde où il vit. On pressent sa peinture riche de marocanité, sans que cela soit réellement explicite ni ouvertement dit. Mais la structure même de cette œuvre est celle qui rappelle l’imaginaire tissé dans les fils d’un tapis berbère ou celle qui ponctue la structure urbaine qui fonde la médina : l’œuvre fonctionne par fragments, par blocs qui se juxtaposent et se tiennent les uns aux autres, liés par la corde d’un trait aussi fluide qu’une ruelle à travers une kasbah. Par cette abstraction qui ne dit rien, Abdellah El Haitout dit tout de son Maroc, des clairs-obscurs dans les ruelles de la ville sacrée et rebelle de Salé, où l’artiste vit, aux torrents de lumière sur les grands aplats ocre autour de Lalla Mimouna où il a vu le jour. Si le spectateur de la toile Untitled, 100×80 mixed media on canvas, 2012 veut imaginer dans cette longue trainée orange, mue d’une énergie colossale, un coucher de soleil sur le Bou Regreg, à lui de le décider. Mais Abdellah El Haitout vient de là et il y puise la vigueur, la force, la structure et la palette de son œuvre, d’une façon bien plus implicite que ne l’ont fait Mohamed Nabili ou Saad Hassani, entre autres grands maîtres de l’expression de la marocanité, mais tout aussi assurément.

Il restera donc de Cy Twombly un sens inné de dessiner la poésie du monde outre les mots, d’en déclencher le processus à partir d’un trait apparemment mal assuré, une tache, un signe difficilement décryptable ou un petit gribouillage qui pointent là où se cachent notre faiblesse et, finalement, notre propre innocence. Par l’émotion qu’il suscite, le peintre nous avoue nos propres fragilités et nous rend plus humain. Abdellah El Haitout partage surtout avec le maître américain cet art de l’entre deux, qui joue continuellement entre abstraction et figuration, pour rendre leur œuvre décidément inclassable : une façon de lancer un défi et de créer un suspens. L’espace chez les deux peintres est très semblable, qui s‘organise avec un sens inné, absolument inexplicable et qui pourtant, on le sait et on le voit, raconte entièrement un monde en soi : il s’agit là d’un miracle, bien entendu. Celui de l’œuvre rencontrant le grand art, la transcendance, qui s’en va chuchoter à l’oreille du ciel. Abdellah El Haitout parvient donc à mettre en représentation l’essentiel de ce qu’est la démarche artistique : l’indicible. Il peint l’impossible, l’émotion elle-même. Ce que l’on ne saurait traduire par aucuns mots autres que ceux de la poésie.

Parmi les œuvres créées par Abdellah El Haitout, les toiles des plus grands formats sont sans doute les plus significatives : il faut de l’espace, à cet art de l’immensité, pour exprimer tout ce qu’il contient de puissance et de magie. Mais dès que le peintre a trouvé le bon format où s’exprimer, il sait donner à sa toile un souffle unique, il rallie l’Aleph, la lettre qui ouvre toute pensée et toute émotion, toute expression, rejoignant ainsi ce que l’on qualifiera de divin : la vie. Les premières lignes de ce texte expliquaient quel était le devoir d’émancipation auquel s’était contraint Abdellah El Haitout : ainsi affranchi de ses ascendants artistiques, par la délicatesse de son art, celle de sa démarche et celle de son univers, à travers l’émotion suscitée par son aveu de fragilité et notre vulnérabilité qu’il met en lumière, on pourrait déclarer, sans trop se tromper, qu’il est parvenu à gagner ce statut aussi rare que précieux d’être devenu le peintre de la grâce.

Abdellah El Haitout est né en 1971 dans la région de Kénitra, à Lalla Mimouna. Maintenant, il vit et travaille à Salé, où il enseigne. S’il a obtenu un baccalauréat d’arts plastiques, il préféra effectuer un premier cycle d’études universitaires en psychologie et philosophie à l’Université Mohamed V de Rabat, avant de devenir lauréat en arts plastiques du centre pédagogique de la même ville, en 1998. Depuis 2013, où débute sa carrière publique, on retrouve Abdellah El Haitout en résidence d’artistes au MAC d’Assilah, après avoir été invité à Sidi Bousaïd en Tunisie, à Doha au Qatar, à Koweit City, à Mascate au sultanat d’Oman et à Marrakech. Ses œuvres furent montrées dans ces villes, ainsi qu’à Tunis, Bruxelles, Gelsenkirchen et Remscheid en Allemagne, à Mexico City et à Rabat. Des expositions personnelles lui furent consacrées par la galerie Nadar de Casablanca (2013 et 2016), par l’Institut français de Kénitra (2018) et par Gallery Kent en 2019, qui défend désormais le travail de ce grand artiste en devenir.

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